“Plus personne n’a envie de travailler aujourd’hui”
Et si finalement l’interjection préférée des employeurs confrontés à des difficultés de recrutement était… vraie ?
Enfin, pas entièrement vraie, mais au moins ancrée dans une sorte de réalisme brut, une illumination soudaine qui explique pourquoi la génération actuelle est considérée comme particulièrement “désengagée” du monde du travail.
Car en réalité, si le constat final est bel et bien correct, la cause, elle, est erronée. Et bien erronée. À un tel point que, par incompréhension, beaucoup se retrouvent à concevoir ce refus de s’engager professionnellement comme de la paresse, de l’oisiveté ou du découragement.
Alors qu’en réalité il s’agit de militantisme.
Un militantisme qui s’organise, et prend (beaucoup) d’ampleur. Notamment à travers un mouvement qui s’organise et convainc de plus en plus d'actifs.
Ce mouvement, c’est l’antiwork, et il est en train de solidement bouleverser le rapport au travail de plusieurs générations.
Qu’est-ce que le mouvement antiwork ?
Sur Reddit, 2,7 millions d’internautes suivent assidûment le sub r/antiwork, le quartier général d’un mouvement qui fêtera d’ici mi-Août ses 10 ans, mais qui n’aura pas forcément connu une popularité constante.
En fait, à la base, la raison d’être du subreddit était assez directe étant donné que l’appellation même de l’espace de discussion trahissait sa principale mission : être contre le travail.
Mais vraiment contre.
En opposition avec l’idée même de travailler, et en accord avec celle de collecter des RSA (ou équivalents) sans participer à la foire organisée qu’est visiblement l’univers corporate.
Des origines très babacool qui ont vite muté vers un regard plus réaliste mais surtout critique de la société, si bien que désormais, le mouvement antiwork n’est plus (entièrement) ligué contre le travail en soi, mais plutôt contre le monde du travail. Une nuance à la fois gigantesque et subtile.
Car le principal public du sub (et de ses nombreuses variantes sur différents réseaux ou plateformes) est constitué d’actifs (en poste ou en recherche) qui s’estiment épuisés d’être considérés comme de la main d’oeuvre superflue, remplaçable et sans valeur aux yeux d’un monde professionnel qui les méprise.
Et le mouvement n’est pas uniquement lié à la Gen Z : au sein des différents fils de discussion, des jeunes diplômés répondent à des quarantenaires, des cadres supérieurs annoncent leur burnout, des candidats pestent sur les processus de recrutement déshumanisés et des mères célibataires révèlent les discriminations et le mépris qu’elles subissent par leurs supérieurs. C’est justement dans l’universalité de la déconnexion entre les salariés et le management que le mouvement tire sa force, ce qui n’est d’ailleurs pas une nouveauté.
En effet, les signaux avant-coureurs étaient visibles depuis de nombreuses années… et ils étaient partout.
De Balance Ta Startup à l’intersyndicale
Plusieurs comptes, plusieurs mouvements, plusieurs objectifs, mais au final, une idée fixe : exposer le monde du travail actuel sur ce qu’il est vraiment, ou du moins, ce qu’il est pour une partie de la population.
Le vrai travail, donc. Celui qui est juste là, celui de la vie de tous les jours, loin des sourires corporate des banques d’images, des baby foot de startup ou des campagnes de marque employeur des multinationales.
Nope, l'ambiance est plutôt celle de l’absence de considération, des bullshit jobs, des renvois massifs en période de bénéfices records, de la hausse des prix sans hausse des salaires, d’un sentiment de non-épanouissement et de l’insécurité psychologique et physique.
En France, c’est d’ailleurs par là que tout a commencé à se mettre en forme. Inspirées par les mouvements #MeToo ou #BalanceTonPorc, de nombreuses pages ont déterré la hache de guerre contre le monde professionnel (Balance Ta Startup, Balance Ton Agency, Balance Ton Stage…), avec, à chaque fois, un engouement monstre prouvant qu’effectivement, en temps normal, une parole est étouffée.
Car si les critiques et dénonciations ont toujours existé et toujours été légitimes, elles n’ont jamais bénéficié d’une grande visibilité, d’une plateforme d’expression, de soutien et de solidarité. Au contraire même, rendre public l’inavouable, c’était s’autoflageller.
Aujourd’hui cette défiance du monde du travail -qui se mue de plus en plus en véritable mépris- elle s'organise, s’assemble. Elle sort de son cadre très spécifique (les startups, les agences, les stages, les N+1…) pour se globaliser et s’attaquer directement au plus gros morceau, de plein front.
C’est exactement ce qui rend le mouvement antiwork unique : son implication sociale et sociétale. Il ne s’agit plus de paroles en l’air ou de critiques vouées à uniquement être entendues par des oreilles complaisantes, il s’agit de s’organiser pour planifier des grèves et des walkouts (démissions générales), de sensibiliser la population sur ses droits, de faire tomber des boîtes qui maintiennent un environnement toxique et de se partager des conseils pour se défendre devant la loi, pour donner du pouvoir à autrui.
Et personne ne s’attendait vraiment à cela.
Surtout pas certaines entreprises, qui peinent encore à intégrer l’idée que des concepts comme le quiet quitting ne sont ni des nouveautés, ni des modes, ni des caprices générationnels.
En conséquence, toutes ces sociétés impactées par une démotivation massive de leur force de travail n’ont absolument aucune idée de la réponse à déployer.
Et ça se voit.
Un changement de paradigme profond aux États-Unis
Nous en parlions quand nous mentionnions l’importance de repenser le travail lui-même avant de réformer la retraite : en ce moment, du côté de l’Oncle Sam, jamais les racines capitalistes du pays n’ont été autant mises à mal.
Oui oui, vous avez bien lu.
Inspirés (ou pas) par les mouvements français, les américains sont en pleine rébellion en ayant visiblement pris goût à la science du piquet de grève : les cheminots et les salariés du secteur ferroviaire en fin d’année dernière via un mouvement qui avait nécessité l’intervention des hautes sphères politiques, les enseignants, les livreurs et plus récemment les scénaristes d’Hollywood… Toutes ces mobilisations viennent confirmer la tendance actuelle : les actifs ne se laissent plus faire, et sont désormais prêts à aller jusqu’au combat pour faire valoir leurs droits.
Du côté de Bloomberg, on annonce déjà l’été 2023 comme “l’été des grèves” alors que plus de 650 000 américains pourraient menacer leurs employeurs d’actions à base d’équivalents de baguette-merguez et de sonos hurlant l’Internationale.
Maintenant imaginez ce même discours il y a 15 ans.
Ou mieux, celui-ci : en 2022, le nombre de créations de nouvelles délégations syndicales a augmenté de 50%, et la popularité des syndicats a atteint un niveau jamais vu depuis… 1965.
Sauf que ce nouveau syndiqué n’a pas 50 ans. Il en a 25 de moins.
Il a été motivé à rejoindre la cause en consommant du contenu sur les réseaux sociaux ou au sein des communautés antiwork qu’il fréquente, ces dernières se découvrant de vrais talents dans le rabattage.
Et voilà comment un simple mouvement de libération de la parole se transforme en arme politique quasi-inébranlable.
Car pour la première fois, une aspiration commune à assez de corps pour résister à la réponse traditionnelle de l’univers corporate : le renvoi.
Quand il suffisait de couper quelques têtes pour cesser toute rébellion, dorénavant, les employés demeurent solidaires et préfèrent tous se sacrifier pour la cause. Quand l’obtention d’un travail était si indispensable que les gens étaient prêts à tout pour être engagés, désormais, on choisit volontairement et ouvertement l’inactivité plutôt que l'humiliation.
Et d’un seul coup, les stratégies historiques n’ont plus d’efficacité, et une partie conséquente du monde du travail se retrouve forcée de se remettre en question. Aussi déplaisant que ça soit.
Profiter de la vie, loin du boulot
Si le mouvement antiwork n’est pas (purement) générationnel, il a réussi à s’imposer car il s’est matérialisé au meilleur moment possible, pile poil quand toutes les planètes étaient alignées.
De l’entrée sur le marché de la Gen Z et de leur vision très personnelle du monde professionnel, à la quête de sens comme enjeu majeur d’un emploi, en passant par l’empowerment de la force de travail (notamment vie le télétravail), les conditions étaient idéales pour qu’une réponse s’organise et prenne l’univers corporate de court.
Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre.
Attendre et espérer.
Que les revendications soient comprises, et non plus rabaissées à la fameuse oisiveté. Que le dialogue s’ouvre pour que la médiation soit possible. Puisque pour l’instant, le quiproquo demeure, et beaucoup peinent à saisir la nuance entre clamer “je ne veux pas travailler” et “cela ne vaut pas le coup de travailler dans ces conditions”.
Le twist, c’est que du côté du mouvement antiwork, les partisans sont organisés, motivés, convaincus, et hum, ils espèrent la bagarre. Ils ont envie d’en découdre après avoir accumulé tant de frustration.
Mais de l’autre côté du ring, donc, on a pas encore tout compris. On ne sait même pas que l’on est en guerre, que l'on subit des attaques, que le camp d'en face est déjà en train de s'organiser, d'appeler aux armes.
Et historiquement, les batailles unilatérales ne se terminent jamais très bien pour les participants qui restent dans le flou… sauf que cette fois, l’issue de l’affrontement pourrait bien redéfinir la relation au travail de plusieurs générations.