En France, on ne fait jamais les choses comme tout le monde.
C’est un peu notre marque de fabrique, l’essence de notre identité en quelque sorte.
Après tout, on parle quand même d’un pays qui manifeste à coups de casseroles, décapite ses monarques (et potentiellement ses présidents) et possède plus d’une dizaine de décrets définissant clairement comment doit être préparé le pain.
Il y existe sûrement une sorte de gène Français, impertinent et un peu feu-follet. Un genre de trublion du fond de la classe, qui ne laisse personne indifférent ou neutre. En fait, on l’adore comme on peut ne pas pouvoir le saquer. Pas d’entre-deux.
Sauf que cette tendance à être assez excessifs et imprévisibles nous pousse à adopter l’intransigeance la plus totale lorsque l’on parle de traditions (d’où les lois sur le pain), quitte à se retrancher dans une posture défensive.
Mais au-delà de la baguette, on retrouve ce cheminement protectionnisme dans notre propre système de retraite par répartition. Un acquis social intouchable qui représente parfaitement un certain idéal français, puisque le système est plus ou moins né à la Libération, aux côtés d’autres fondements de l’identité hexagonale, comme la Sécurité Sociale.
Toucher à la retraite des français, c’est donc toucher à ce qui définit la France. Ce qui explique pourquoi le sujet est si sensible, et pourquoi il attise autant les tensions.
En conséquence, on observe avec méfiance l’arrivée d’une solution complémentaire basée sur la capitalisation, qui viendrait rompre la tradition et ouvrir les portes d’un ultra-libéralisme décomplexé, qui creuserait les inégalités en faisant de la retraite un sujet non-universel, réservé aux plus riches.
Et honnêtement, dans 99 cas sur 100, se protéger d’une telle menace serait un réflexe bienvenu…
Sauf que la capitalisation (du moins, sous certaines formes) n’a pas vocation à purement et simplement remplacer la répartition une fois que celle-ci est retravaillée vers un modèle plus éthique et plus responsable socialement.
Débarrassée de son pragmatisme, son objectif est plutôt de compléter le régime historique, et de le rendre entier.
Capitalisation contre répartition
Dans la partie gauche du ring, avec plus de 70 ans d’existence et des millions de bénéficiaires au fil des générations, la retraite par répartition.
Son fonctionnement, vous le connaissez : les travailleurs en activité cotisent obligatoirement au sein de différentes caisses qui elles-mêmes servent à financer les retraites des inactifs, au même moment.
En contrepartie de leurs cotisations, les actifs obtiennent des droits qui leur donnent accès à une pension de retraite plus ou moins élevée, financée par la génération suivante.
Dans ce système, l’équilibre est la clé, car pour être viable à long terme, il est indispensable qu’il y ait plus, beaucoup plus d’individus en activité qu’à la retraite.
De l’autre côté du ring par contre, on retrouve la retraite par capitalisation.
Ici, en prenant l'exemple utopique d’un système entièrement capitalisé, les travailleurs accumulent une épargne individuelle qui leur servira à financer leur pension une fois à la retraite, par autofinancement.
En pratique, personne n’est vraiment assez fou pour reposer un système entier sur la capitalisation. Il existe donc toujours un équilibre et une cohabitation plus ou moins prononcée avec le système par répartition, pour au moins assurer aux moins bien lotis une pension minimum.
À première vue, il n’y a donc pas de débat :
- La répartition est un procédé collaboratif, historique, égalitaire et “juste”, qui engendre solidarité et liant entre les générations, et ne laisse (presque) personne sur le carreau. Enfin, sur le papier.
- La capitalisation représente le chacun pour soi, les inégalités, la retraite au bon gré des marchés financiers, Le Loup de Wall Street, mais aussi la fin du “bras dessus, bras dessous” intergénérationnel.
Mais en réalité, chaque système possède des défauts et des qualités.
Aujourd’hui, avec 2 actifs pour un retraité, le ratio de 2.0 est déjà trois fois plus faible qu’à l’instauration du système historique. Et selon l’INSEE, ce même ratio va chuter, continuellement, de 0,1 point par décennie, pour atteindre 1,5 en 2070.
Bien sûr, les facteurs de cette chute sont nombreux, du vieillissement de la population à l’entrée de plus en plus tardive sur le marché du travail, mais entre temps, les solutions proposées par le gouvernement ne seront jamais à l’avantage de la population : il faut soit reculer l'âge de départ, soit baisser les pensions. Ou les deux.
Et c’est sur ce point que la capitalisation peut trouver sa place. Elle permet de combler les difficultés du système par répartition, et de financer des projets de plus grande envergure, comme la transition écologique.
Sans le menacer, sans le remettre en question, sans le renverser. Elle peut le compléter et permettre à la population de limiter les effets de réformes -futures et actuelles- qui tentent de maintenir l’équilibre.
Mais pour y arriver, on ne peut pas miser sur n’importe quel type de retraite par capitalisation, non.
Il en faut un qui sache intégrer les valeurs d’universalité, de collaboration et de partage, et qui fasse sens sur une échelle globale. Qu’elle pourchasse autre chose que son propre financement.
Et ce système là, il peut exister et trouver sa place… si on lui donne sa chance.
Réinventer la capitalisation
Pour y arriver, il va forcément falloir casser certaines idées reçues.
Bon, en réalité ce ne sont pas forcément des idées reçues car là plupart sont véridiques, mais elles ne s’appliquent simplement pas à un système pensé pour être plus qu’opportuniste.
Idée reçue n°1 : la capitalisation est égoïste
En fait, les français capitalisent déjà de façon personnelle et isolée. Énormément.
Ils sont même les champions d’Europe incontestés de la pratique.
Et ce titre, ils l’ont acquis grâce à leur épargne.
Car si les français défendent le système historique par répartition avec acharnement… ils ne lui font pas confiance pour autant. La moitié avouent ne “compter que sur eux-mêmes” pour préparer leur retraite, quand seulement un tiers de la population affirme avoir confiance en l’État pour l’aménagement de leurs vieux jours.
L’épargne de précaution, les deniers mis de côté renvoient donc davantage au sac de billets planqué sous le matelas par sécurité qu’à la participation consentante à la bonne tenue du régime.
Et ce sac, il perd continuellement en valeur. La faute au Livret A notamment, qui demeure sempiternellement en tête des solutions de placement préférées des habitants de l'hexagone, alors qu’il génère de la perte en capital.
L’idée de s’occuper soi-même de son avenir, de mettre soi-même de côté pour préparer sa retraite, de se créer un complément (et non un remplacement) à sa future pension… toutes ces idées ne sont donc pas ancrées dans une logique purement libérale. Elles représentent au contraire la norme, le plan A de la majorité.
Seulement, ce plan n’est pas optimisé. Et ses résultats sont donc limités économiquement parlant, mais également en considérant l’angle de l’impact. Car une partie importante de l’argent épargné par la population est comme réquisitionnée par les banques, qui l’utilisent de façon plus ou moins éthique, quand l’investissement personnel permettrait de financer des projets collaboratifs responsables qui font sens.
Cela serait comme créer une notion de solidarité intergénérationnelle absente des solutions actuelles par capitalisation. En donnant du sens à l’utilisation de l’épargne, pour le bien commun.
Idée reçue n°2 : la finance, c’est le mal incarné
Très honnêtement, personne n’aime autant dézinguer le petit monde des dérives de la finance que nous. D’ailleurs, nous pratiquons même ce sport sacré via une série dédiée sur les réseaux sociaux.
Mais la vérité qui fait mal, c’est qu’il est impossible d’échapper à la finance.
Car, comme nous le disions lors du précédent point, si les français sont les champions de l’épargne, ils ignorent totalement comment leur capital est exploité.
Selon un sondage Helios, 53% des épargnants sont dans le flou le plus total quant à l’utilisation de leur argent par leur propre banque, et 73% affirment ouvertement qu’ils trouvent les produits bancaires incompréhensibles et totalement opaques.
Pourtant, cette épargne est belle et bien manipulée.
Oh oui. Et elle possède un impact très concret qui fait froid dans le dos.
C’est simple, 10 000 euros dans un livret au sein d’une banque historique représente entre 3 et 9 tonnes d’émissions de CO².
Par an.
Et par personne.
Soit potentiellement l’équivalent de l’empreinte moyenne d’un habitant sur la même période (8 tonnes).
Donc, votre simple compte en banque pollue autant qu’une personne qui consomme, voyage, s’alimente, se loge et se chauffe.
Comment est-ce possible ? Car votre banque, si elle n’est pas spécialisée, investit massivement dans les énergies fossiles. Et votre argent, sans le savoir, sert à financer des projets, services, entreprises et produits qui, potentiellement, sont en totale opposition avec vos convictions.
Il est donc impossible de “ne pas participer”. Ne pas être au courant ou ne pas agir, c’est déjà participer.
Donc oui, en réalité, effectivement, la finance, c’est le mal.
Un mal auquel 99% de la population participe, par défaut.
D’où l’intérêt de reprendre la main, et de ne plus voir son capital pris en otage. Car le seul moyen de contrôler l’impact de son argent, de prendre le contrôle de son pouvoir financier, c’est de placer son épargne soi-même sur quelque chose que l’on soutient. Qui fait sens pour nous.
Idée reçue n°3 : cela va creuser les inégalités
Malheureusement, peu importe le système, les inégalités sont légion.
Mais dans la lignée de l’argument précédent, c’est cette défiance face à la finance qui, fatalement, va davantage accentuer la disparité entre les plus riches et les moins aisés.
Car peu importe votre salaire, votre richesse ou votre capital, il sera toujours plus efficace de passer à l’action plutôt que d’attendre. C’est d’ailleurs la base de tout le discours sur l’émancipation financière : ce n’est pas le montant total le plus important, mais bien l’intention de faire travailler son épargne.
Le plus grand écart, à revenus égaux, se situe entre celui qui prend en main son avenir et celui qui ne le fait pas.
Si on arrive donc à économiser un petit peu (même quelques dizaines d’euros par mois) sur du très long terme, au fil des années, la richesse va fortement augmenter grâce aux intérêts composés. Un effet boule de neige qui prend tout son sens quand l’objectif est de préparer sa retraite sur le long terme.
Et cette initiative pourra combler, partiellement, les inégalités.
Qui, elles, ne sont pas prêtes à disparaître.
Ici, en France, des revenus très confortables permettent par exemple de toucher une meilleure pension, ce qui engendre des situations peu équilibrées : en moyenne, par exemple, les cadres touchent plus de 2,5 fois ce que les ouvriers obtiennent.
Ces derniers travaillent d'ailleurs plus longtemps, meurent plus tôt, et de facto profitent moins longtemps de leur vie une fois leur activité terminée.
Pire, la fragmentation dans l’accès à la retraite crée d’autres formes d’inégalités, comme celles basées sur le genre ou sur le statut professionnel.
En moyenne, les femmes touchent une retraite inférieure de 40% face à celle des hommes, quand les travailleurs indépendants peuvent perdre jusqu’à 60% de leurs revenus - deux fois plus que les salariés.
Il y a également tous les éléments qui impactent l’obtention d’une retraite à taux plein, comme les périodes d’inactivité ou de chômage, les longues études, le travail à temps partiel, certains métiers pénibles mais non considérés comme tels…
Or, un système de capitalisation “juste” de complément pourrait permettre de boucher les trous creusés par la formule historique, en faisant abstraction de tous ces différents malus.
Hommes, femmes, salariés ou indépendants, cadres ou ouvriers, tous pourraient cotiser à leur rythme, selon leurs revenus, sans subir de décote basée sur des aspects extérieurs qu’ils ne contrôlent pas.
Cela ne résoudra pas les inégalités latentes, mais ça permettra à tout le monde de se positionner sur un pied d’égalité pour améliorer sa retraite.
Prendre sa retraite en main
Encore une fois, la plupart de ces idées reçues s’appliquent bel et bien à la capitalisation lorsque celle-ci n’intègre aucun élément éthique. Celle qui délaisse les moins fortunés et qui va chercher son rendement via des investissements pragmatiques non alignés avec un monde qui a absolument besoin de se transformer. Comme en Grande-Bretagne où, après enquête, Make My Money Matter a révélé qu’à titre personnel, chaque épargnant britannique cotisant pour sa retraite investissait plus de 900 livres sterling chez Shell.
Sans rien savoir.
Alors cette capitalisation-là, lui faire barrage, c’est presque rendre service au pays.
Mais elle n’est pas la seule qui existe.
Car la capitalisation n’est qu’un système, un moyen. Elle ne représente pas un ensemble de valeurs. C’est son usage “décomplexé” qui lui a collé cette image. pragmatique, ultralibérale et déconnectée de tout enjeu responsable.
Il est donc totalement possible de la façonner, éthiquement, pour qu’elle complète notre mode de fonctionnement franco-français si cher à nos yeux.
On peut la moderniser, lui donner du sens, un impact réel, la transformer en un outil qui va nous permettre d’atteindre des objectifs jusque là intouchables.
Les mécanismes financiers, lorsqu’ils sont pensés et établis pour financer le changement positif, ont dès lors bien plus d’impact que n’importe quelle initiative personnelle.
En créant un mouvement vers l’amélioration de la retraite -une initiative personnelle-, tout en utilisant cette manne économique pour porter quelque chose d’aussi primordial que la transition écologique -une démarche collective-, on peut donc utiliser la capitalisation pour créer quelque chose de parfaitement sensé.
Oui, quelque chose de grand, qui, à aucun moment, ne viendra menacer ou remettre en question le système par répartition.
Mais sera là pour l’épauler.