L’année dernière, dans un acte de désespoir assez amusant, Google proposait à ses employés californiens un abonnement gratuit à un service de location de trottinettes électriques… si ces derniers s’engageaient à revenir au bureau.
Une mesure qui n’aura pas forcément convaincu grand monde chez le mastodonte, mais a le mérite d’illustrer deux choses :
- le nouveau rapport de force inattendu entre les travailleurs et leur direction, qui s’est développé dans le monde de l’après-Covid
- l’impuissance inédite de sociétés pour qui, jusqu’alors, personne n’osait dire non
Car si beaucoup d’entreprises avaient considéré le remote comme une obligation temporaire liée aux différents confinements, personne -dans les conseils d’administration du moins- n’avait vraiment anticipé l’impact que cette nouvelle façon de travailler allait avoir auprès de nombreux salariés, désormais prêts à tout sacrifier pour maintenir cette flexibilité.
Du coup, quand tout le monde a souhaité revenir au monde d’avant, ça a coincé.
Et mené au conflit.
Un conflit avec, d’un côté, un bon nombre d’énormes boîtes souhaitant voir leur force de travail regagner leurs locaux (pour de nombreuses raisons logiques et illogiques), et de l’autre, toute une génération de travailleurs régénérés ayant découvert qu’ils vivaient jusqu’alors dans une illusion : le travail n'a pas a être corrélé au bureau.
Et wow, tout ce que l’on peut dire, c’est que cet affrontement a pris de nombreuses formes au fil de ces deux ou trois dernières années. De la guerre de contenu à l’affrontement idéologique, là, sous nos yeux, s’est tenue et se tient encore une querelle improbable, qui risque bien de façonner le monde du travail tel que nous le connaiss(i)ons.
Présentiel contre télétravail : un débat idéologique
Au sein de différentes communautés sur le web, principalement Reddit et Twitter, la situation est littéralement devenue un meme : on se partage des captures d’écran, on remixe des titres, on s’offusque et surtout, on rigole.
La source des moqueries est hyper bien identifiée : les médias affiliés politiquement du côté des républicains (aux États-Unis), qui, méticuleusement et depuis des années, tentent de discréditer le WFH (work from home) à coups d’éditos et d’articles à charge.
Et ils ne se fatiguent jamais.
Tous les angles sont méthodiquement attaqués : celui des entreprises qui perdent de l’argent, celui de la santé des employés qui se dégrade, des performances en chute, de l’esprit d’équipe qui disparaît, de la solitude et de l’isolement, de l’immobilier professionnel payé pour rien, et même celui d’une nouvelle et étrange espèce d’hominidés (que l’on pourrait appeler homo-remotus).
En réalité, et sans sombrer au sein de différentes théories du complot, ce mouvement a clairement pour vocation de pousser un certain idéalisme très libéral, en prenant à contre-pied la popularité du travail à distance.
L’objectif étant donc de préserver, coûte que coûte, nos habitudes pré-Covid du métro-boulot-dodo… sans finalement trop savoir pourquoi.
Car, quand on y pense, qu’est-ce qui dans le télétravail terrorise toute une catégorie d’entreprises et de CEOs (comme Elon Musk) ?
Pour Forbes, s’il s’agit bel et bien d’appréhension face à un monde qui change, l’anxiété vient surtout d’une peur -pour le top management- d’apparaître au grand jour comme… n’étant pas si indispensable à la vie et au bon fonctionnement d’une boite.
Perte de la sensation de contrôle des employés, inefficacité du micromanagement, absence de visibilité sur la productivité (apparente) des salariés pour les uns, alors que pour d’autres, le mal est même d’origine patriarcale :
“Ce sont des hommes avec des points de vue très traditionnels, qui voient leur domicile comme le domaine exclusif de leur femme alors que le travail est celui des hommes. Ce sont des personnes comme Elon Musk - pour qui tout est un concours de masculinité -, qui voient le bureau comme une véritable arène. Ils n’ont donc aucun désir de travailler de leur domicile. Cela n’a rien à voir avec la productivité, mais avec la masculinité” - Joan Williams, directrice du Center for WorkLife Law (University of California College of the Law)
Honnêtement, de prime abord, on aurait pas forcément érigé l’ami Elon comme porte étendard de la masculinité toxique, mais en considérant ses récentes envies de savater Mark Zuckerberg, on se dit qu’au final…
Télétravailler ou mourir
Si du côté de certains employeurs, le télétravail est très mal perçu, pour les salariés, le constat est très, très différent.
Ils étaient par exemple 73% à vouloir continuer l’exercice à la fin des confinements, et aujourd’hui, la pratique s’est tellement imposée dans la culture professionnelle contemporaine, qu’elle est devenue quasiment indispensable.
Indispensable, au point où son absence est un dealbreaker.
Car aujourd’hui, les entreprises sont passées par quasiment toutes les étapes du deuil, et pour s’amuser, on peut le prouver en prenant uniquement Google comme exemple :
Le déni : en 2021, Sundar Pichai, le CEO publiait un message formel invitant les employés à - volontairement - regagner leurs bureaux incessamment sous peu, la frénésie du Covid étant dans le rétroviseur. L’idée de télétravailler était donc entièrement corrélée à la pandémie, sans considération des attentes et préférences des employés.
La colère : deux ans plus tard, il n’était plus question de volontariat, mais plutôt de mesures qui pénalisent ceux qui ne souhaitent pas revenir au bureau, comme des ultimatums menant à des renvois, en passant par des subterfuges digne d’un dessin animé.
Le marchandage : en bon crescendo, les trottinettes n’étaient que le point culminant de la négociation, auparavant, il a forcément fallu passer par les petits-dejs et repas à la cantoche gratuits. Sans effet visiblement.
La dépression : le rapport de force change de camp, et nombre de salariés préfèrent quitter l’entreprise plutôt que de revenir au bureau. Pire, ceux qui restent s’organisent et montent des syndicats pour combattre légalement ce qu’ils considèrent comme un forcing inapproprié.
Et enfin, l’acceptation : adoption d’une politique “Work from everywhere”, flexibilité accrue, jours de repos supplémentaires… sans être à l’abri d’une rechute, la société semble avoir enfin avalé son pain noir. Il aura juste fallu le mâcher frénétiquement pendant 3 ans.
Un enjeu de marque employeur
Mais au-delà des péripéties Googliennes, si le conflit tourne en faveur des télétravailleurs, c’est principalement parce que ces derniers sont ceux qui possèdent l’arme atomique.
Ils ont le doigt sur le bouton, et sont juste assez barjos pour envoyer la sauce.
Sur Reddit (ou n’importe où ailleurs) on ne compte plus le nombre de témoignages de salariés envoyant tout valser à la minute où leur droit au télétravail est bafoué. Des menaces (et actions) de démissions en masse qui font particulièrement mal dans un marché de l’emploi hyper tendu.
D’ailleurs, c’est justement dans l’univers du recrutement que le remote work est devenu sacré. Il est désormais impossible de recruter sans en proposer, au point que certains préfèrent tricher en publiant des offres en remote… cachant des postes en présentiel (rassurez-vous, ils le payent au prix fort).
Plus drôle encore, les rôles ne sont heureusement pas figés dans une logique réductrice de type “employeurs maléfiques contre gentils salariés”. Certaines entreprises - qui proposent volontiers du télétravail - profitent de cette grande débandade pour recruter des top profils sans transpirer. Vous vous souvenez des employés de Google préférant démissionner plutôt que de retourner au bureau ? Disons qu’il suffit de les approcher en faisant un cœur avec les doigts et en leur offrant ce qu’ils demandent pour arriver à les recruter. Illico presto.
Pour aller encore plus loin, souvent, cette soudaine motivation à vouloir maintenir sa qualité de vie au travail (quitte à démissionner) a des relents d’empowerment du salariat. Une sorte de reprise du pouvoir de ceux qui, traditionnellement, en ont moins et subissent.
Et sur ce point, la guerre du télétravail est en train de renchérir sur la mouvance actuelle, ce changement de paradigme qui fait trembler l’équilibre des forces dans le monde professionnel.
C’est même l’exemple parfait, quand on y pense :
Comment, une ambition portée par le top management s’est retrouvée démantelée par le collectif opérationnel. Comment, ce qui était encore impensable dans le monde de l’avant-covid est devenu une réalité, porté par une génération qui, clairement, est désormais prête à en découdre pour maintenir et garder ce qu’elle a acquis.